Les conflits conjugaux et
leur signification dans la relation du couple
Voilà le
pain quotidien d'une conseillère conjugale: Conflits
douloureux, violents, conflits sournois, répétitifs,
décourageants, conflits destructeurs, mais aussi conflits
féconds, libérateurs, conflits maîtrisés,
résolus avec soulagement et joie. Joie elle-même
mêlée parfois d'une certaine tristesse, car n'est-ce pas
souvent par une mort à soi-même ou par la mort d'une
illusion chère que le conflit a pu se résoudre ? Cette
litanie de conflits pourrait faire croire que la vie conjugale n'est
qu'une lutte sans fin, ou plus exactement, dont la fin suppose une
certaine « mise à mort » de l'un et/ou l'autre des
conjoints ou du lien conjugal: perspective peu réjouissante et
contraire aux aspirations des jeunes (et moins jeunes) mariés
! En effet, dans l'élan amoureux, fondateur du couple, l'autre
est l'objet parfait qui comble nos désirs fusionnels de
communication et de compréhension; la relation amoureuse s'est
conçue comme un état idyllique, excluant tout conflit,
où chacun s'ingénie à correspondre au
désir de l'autre et à gommer les différences,
les oppositions génératrices de conflits. Comme
l'enfant a besoin de la matrice nourricière de sa mère
pour prendre forme, le couple, dans l'expérience fusionnelle,
se construit une enveloppe protectrice qui l'engendre. Mais, comme
l'enfant doit renoncer à l'état fusionnel pour
apprendre à se découvrir différent de l'autre,
le couple lui aussi, pour aborder l'épreuve du réel et
du temps, est conduit à renoncer en partie à l'illusion
fusionnelle créatrice pour affronter sa dualité
d'origine, avec les différences, les oppositions qu'elle
génère. Quand J. Lemaire (1) écrit « Un
couple, ça vit, ça mord », ne signifie-t-il pas
que la vie de tout couple suscite de l'agressivité et que,
sans agressivité, il y a risque de mort ?
Si donc conflits et
mouvements agressifs sont inévitables, voire souhaitables,
encore faut-il que le couple apprenne à les gérer,
à les comprendre, car si des crises conflictuelles «
trempent » le métal conjugal et le rendent plus solide,
d'autres, vrais séismes, le fissurent et le font voler en
éclats. De cette gestion de l'agressivité dans le
couple, très vaste sujet, je me bornerai à indiquer
quelques pistes de réflexion, à formuler quelques
constatations.
En premier lieu celle-ci: le
couple hérite de la gestion que l'éducation familiale,
sociale, a permis à chaque conjoint d'acquérir, puisque
c'est dès la petite enfance que se met en place cette gestion
des pulsions agressives. Et justement, une des premières
sources de conflits dans un couple peut être la
différence dans cette éducation: l'un a appris à
se battre sans peur ni reproche, tandis que l'autre est aussi
inhibé pour exprimer un reproche qu'il a peur d'en recevoir.
« Je me laisse
vite emporter, je dis... je crie paffois ce qui ne va pas; mais
ensuite, c'est fini, je n'y pense plus. Mon mari ne répond
rien, il garde tout sur l'estomac, le rumine et boude; son silence,
quelle agression ! » La communication de ce couple est
brisée, chacun s'installe dans sa tranchée,
touché par l'attitude de l'autre qu'il interprète comme
un manque d'amour, comme un rejet. Ce type de conflit, bien banal,
vient de la difficulté que chacun éprouve, plus ou
moins, pour comprendre le comportement de son partenaire, non en
fonction de soi, mais en fonction de la signification que l'autre lui
donne. Entrer dans le système de l'autre, et non projeter
notre propre système de références,
éviterait bien des malentendus, bien des blessures.
Mais, pour
en arriver là, il est nécessaire que chacun
puisse bien reconnaître en lui-même ses
mouvements agressifs et l'objet réel qui les
provoque. Or l'analyse de certains conflits montre que ce
n'est pas toujours tellement facile. Tout le monde sait bien
que, pour ne pas mêler à notre amour un relent
de ressentiment, nous trouvons des boucs émissaires:
ce sont les copains qui l'entraînent; c'est son
métier qui le rend instable; c'est à cause de
sa mère, de sa famille, etc... L'agression est
déviée pour épargner l'objet d'amour. A
l'inverse parfois, le moindre prétexte va nous servir
pour agresser notre conjoint, mais la cause de cette pulsion
nous échappe.
C'est l'histoire de cette jeune
femme qui souffrait de violents mouvements de colère
imprévisibles, ayant essentiellement son mari comme objet:
« C'est comme si je lui en voulais de quelque chose, mais je ne
sais pas de quoi ! » En cherchant, elle a fini par me dire:
« Au fond, je crois que je lui en veux d'avoir encore ses
parents, alors que je suis orpheline. » Elle parle alors de la
mort de sa mère, il y a quelques années, et surtout de
la mort brutale de son père, quand elle avait dix ans. «
Cela me révolte toujours autant; ma vie a tellement
changé ! » Elle découvre que cette révolte
a été son unique moyen de défense contre
l'immense détresse de ce deuil. Jamais elle n'avait pu se
plaindre, exprimer sa douleur; son rôle d'aînée
l'avait obligée à protéger ses petits
frères, à soutenir sa mère. C'est à son
mari, maintenant « le nouveau homme-père », qu'elle
demande de réparer cette vieille souffrance enfouie, cette
injustice, qu'elle demande d'être consolée comme une
petite fille qui tape du pied pour qu'on s'occupe d'elle.
Mais comment comprendre un appel
d'amour quand il se manifeste par un comportement agressif ? Comment
un conjoint peut-il entendre la souffrance que cette
irritabilité signifie, quand celui qui l'exprime ne la
comprend pas lui-même ? Nous voyons dans cet exemple que la
relation conjugale est parfois le lieu de conflits, de douleurs
passées, qu'entre les conjoints se rejoue, à leur insu,
une situation conflictuelle ancienne qui brouille leur communication
et rend inutiles leurs efforts pour trouver une issue. En effet, dans
la mesure où ces efforts ne peuvent s'exercer que sur les
modalités du mouvement agressif et non sur la cause «
inconnue », ils restent inefficaces et créent chez celui
qui les fait des sentiments de culpabilité et de
dévalorisation, ce qui ne favorise pas une bonne
résolution du conflit. Car le partenaire qui, dans le couple,
se sent dévalorisé et en échec, aura beaucoup de
mal à faire valoir de façon juste son point de vue, son
désir, sa différence; il aura tendance à
céder aux demandes de l'autre en inhibant les siennes, voire
en les déniant. Mais c'est toujours au détriment de
l'équilibre personnel et relationnel que s'installe un tel
processus dont les effets néfastes sont souvent
imprévisibles et incompréhensibles: changement presque
radical du comportement du conjoint, réaction
dépressive inexplicable, parfois éclatement brutal du
couple.
Pour terminer, je voudrais
souligner un domaine particulièrement sensible aux effets
secondaires de ces conflits mal résolus, mal connus: les
relations sexuelles. Bien sûr, des blocages personnels sont
responsables d'un certain nombre de difficultés sexuelles.
Mais, dans les couples, toute modification de la vie sexuelle est un
révélateur de tensions conflictuelles plus ou moins
reconnues mais jamais exprimées. La persistance du
non-désir, d'une frigidité, d'une impuissance doit
s'interpréter en fonction du contexte relationnel du couple:
manque d'élan amoureux, disqualification du partenaire,
manifestation d'une agressivité refoulée qui, à
travers cette impossibilité de donner et de recevoir du
plaisir, punit le couple de n'être plus conforme à
l'idéal ?
D'ailleurs,
l'expression ancienne de « la réconciliation sur
l'oreiller » prouve bien que les couples savaient depuis
longtemps que, lors d'un conflit, se requalifier comme objet de
désir et de plaisir atténuait leur mauvaise image
respective et, par là, créait un climat plus favorable
à la résolution du conflit.
Car, si la vie du
couple n'est pas un long fleuve tranquille, si elle a des
périodes tumultueuses, des ruptures de niveau, des cascades
périlleuses, elle présente aussi de paresseux
méandres, des courants limpides et reposants. Aux conflits
douloureux s'opposent les plaisirs à inventer, les bonheurs
à créer et la joie d'une complicité
retrouvée.
(1) Dans « Le
couple, sa vie, sa mort ».
Morceaux choisis d'un
article de D. Balmelle,
ancienne conseillère conjugale à l'AFCCC,
dans la revue